Avant on se défendait contre le pouvoir, contre les ennemis de la liberté. Maintenant il faut se défendre contre de nouveaux censeurs, contre « nos amis », contre « le camp du bien ». Cette déclaration est d’Emmanuel Pierrat, célèbre avocat spécialiste du droit d’auteur, lui-même auteur d’innombrables livres et également président du Pen club France. Le cadre : un débat intitulé « nouvelles morales, nouvelles censures », le titre d’un livre de Pierrat, le 15 août en un lieu improbable, l’école des filles, ou plutôt l’ancienne école des filles, à Huelgoat, où la galeriste bretonne et parisienne François Livinec attire orateurs et public depuis plusieurs années en plein centre de la Bretagne pendant tout l’été. À la tribune, aux côtés de l’avocat, l’essayiste Caroline Fourest, homosexuelle revendiquée, féministe, de tous les combats pour la liberté, dont ceux de Charlie, et qui a notamment déclaré : « Le féminisme est en train de devenir un pouvoir. Nous ne le laisserons pas devenir un abus de pouvoir ».
Ces nouvelles censures qui se développent de manière inquiétante, sont celles qui viennent, on l’aura compris, de certaines féministes, de certains antiracistes et de certains écologistes notamment. Et plus largement d’une société qui a vite fait, réseaux sociaux aidants, de chasser en meute, de déboulonner (les statues), de dénier le droit à la parole (cancel culture) à un contemporain ou une célébrité du passé. Il y avait bien 300 personnes dans la cour de l’école, dont, en « visite privée », Elisabeth Moreno, la nouvelle ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l'Égalité des chances. Preuve sans doute que ces évolutions inquiètent.
Elles prennent plusieurs formes. Juridique d’abord. Emmanuel Pierrat, même s’il en vit, n’est pas très sûr que le législateur ait eu une bonne idée en permettant aux associations d’aller en justice sur tous ces sujets. Il souligne par ailleurs la perversité de la tactique consistant à s’attaquer au portefeuille. En demandant 50 000 euros de dommages et intérêts on ne fait pas descendre les gens dans la rue (il n’y a pas demande d’interdiction) mais on décourage l’éditeur ou le journal pour lequel c’est beaucoup d’argent, sans que le juge en ait toujours conscience.
Les nouveaux censeurs arrivent aussi à leurs fins très efficacement sans aller devant les tribunaux. Les deux orateurs évoquent notamment plusieurs exemples ayant trait à « l’appropriation culturelle » ou plutôt à l’interdiction d’appropriation culturelle. C’est le cas d'Ariane Mnouchkine à qui on reproche de ne pas monter une pièce de théâtre sur les Amérindiens avec des acteurs exclusivement amérindiens, de la chanteuse Katy Perry se sentant obligée en 2017 déjà de se plier à une interview télévisée où elle présente des excuses pour avoir osé paraître dans un clip avec une coiffure inspirée de celles des femmes noires, ou, plus récemment de l’auteur jeunesse Timothée de Fombelle qui craint que son œuvre sur le destin d’une jeune africaine au temps de l’esclavage ne soit pas édité dans les pays anglo-saxons parce qu’il n’est pas noir. Tout ou partie de ces évolutions viennent évidemment des Etats-Unis où elles pèsent déjà énormément dans les universités et dans les médias, comme en témoigne Caroline Fourest en évoquant des souvenirs personnels.
Les deux intervenants ne prétendent pas pour autant que tout est simple. Ils défendent au contraire le respect de la complexité, du contexte (par exemple pour les statues et les œuvres du passé d’une manière générale).
Sujet complexe par exemple que celui de la régulation des contenus haineux sur les réseaux sociaux. Ils occasionnent une demande de « nouvelle censure ». Les deux orateurs, par ailleurs très attachés à la liberté d’expression, étaient plutôt favorables à la loi Avia qui renforçait beaucoup les obligations des réseaux sociaux en la matière. Ils déplorent qu’elle ait été largement censurée par le Conseil constitutionnel qui a craint une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Répondant à une question, Caroline Fourest se dit également plutôt favorable au récent boycott par les annonceurs qui a fait évoluer Facebook plus que tout le reste. Mais, ajoute-t-elle, quelle sera la modération, en fonction de quels critères, avec quelle transparence ? Vaste question effectivement. Comment travaillent ces censeurs privés dont on ne sait pas grand chose? Pierrat avait évoqué plus tôt les algorithmes de Google qui éliminaient des sites de prévention de cancer du sein parce qu’on y voyait… des seins.
Commentaire personnel
Les deux orateurs sont satisfaits de l’équilibre légal français : le principe est la liberté d’expression avec une limite qui est l’interdiction de l’expression de la haine de l’autre. Cet équilibre est notamment le produit des excès de l’entre-deux-guerres : attaques verbales puis physiques contre « le juif » Léon Blum, affaire Salengro... Cependant, dès qu’il y a exception à la liberté d’expression, même pour d’excellentes raisons, on entrouvre la porte aux nouveaux censeurs qui estiment tous que le sujet qui leur tient à cœur mérite bien un peu ou beaucoup de censure aussi. C’est pourquoi il serait bon, me semble-t-il, de toujours réaffirmer avec force que l’idéal est la liberté d’expression absolue et que ses éventuelles limitations qui doivent être fortement limitées et encadrées ne sont que des pis-aller imposés par les circonstances et les réalités de la société. Il ne faut pas mettre sur le même plan la liberté d’expression et ses limites.
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