Crises financières à répétition : que peut-on faire en France ?

Nous vivons la crise économique la plus sévère de l’après-guerre. Le comportement de certaines banques n’y est pas pour rien. Pourtant, aucun débat de fond ne se profile à l’horizon, en particulier en France, et tout, ou presque, continue comme avant. Partout ailleurs, particulièrement dans le monde anglo-saxon, qui a une lourde responsabilité dans la crise actuelle, le débat sur le bien fondé de la séparation des activités de dépôt et de crédit des activités de marché dans les banques fait rage. Rien de tel en France où le verrouillage est complet.

Dernier exemple en date de ce verrouillage : un banquier d’affaires avec des responsabilités éditoriales au sein d’un grand Think Tank français, réputé de gauche, s’est opposé à la publication d’une note de l’un de ses membres, éminent professeur d’université, sur ce sujet. Dans la même veine, un ancien dirigeant de la Banque de France, membre du Conseil français de Stabilité Financière et de Risque Systémique, s’est exprimé publiquement dans la presse anglo-saxonne pour le statu quo, en dépit de toutes les règles de déontologie de réserve et de neutralité qui sied quand on est membre d’une telle commission, avant même qu’elle ait rendu son rapport, sans oublier que celui-ci n’est pas, pour l’instant, public. Enfin, un article à charge contre notre étude, non signé, a été publié dans la revue de la profession bancaire dont le principal actionnaire n’est autre que… la Fédération Bancaire Française elle-même.

Face à cette "omerta", je ne peux, en tant qu’ancien banquier ayant eu des responsabilités mais aussi en tant que citoyen, qu’applaudir l’initiative du Club des Vigilants d’intervenir dans le débat public en laissant s’exprimer d’autres points de vue que ceux pro-domo des banquiers.

La crise financière actuelle est globale et ne se limite pas à la France. Comment éviter, dans ces conditions, les crises financières à répétition d’autant que l’effet systémique de ces crises est démultiplié par la mondialisation ? En s’attaquant aux profonds dysfonctionnements de la planète finance depuis une toute petite quinzaine d’années et en posant, en particulier, la question centrale de la séparation de la banque "casino" de la banque de dépôts et de crédits. Le président Hollande, alors candidat à la présidentielle, ne l’a-t-il pas promis lors de sa campagne présidentielle ? Comment la mettre en œuvre ?

Séparation de la banque de marché de la banque commerciale

A l’heure actuelle, trois règles alternatives de séparation existent. Chacune nécessitant, il est vrai, différentes modifications et donnant lieu à des conséquences diverses :

  • La règle Volcker : entrée en vigueur aux Etats-Unis en juillet 2012, elle devrait être pleinement appliquée à l’horizon 2014. Pour faire simple, on peut dire que cette règle interdit aux banques certaines opérations dites spéculatives pour compte propre. Le problème ? Sous l’effet du lobby bancaire américain, elle a été tellement amendée que l’on peut sérieusement douter de son efficacité future. Pour illustrer ces limites, je citerai le cas de l’affaire dite de la " baleine de Londres ". Au travers d’opérations dites de couverture du bilan de JP Morgan, un trader français s’est retrouvé sur une position spéculative de l’ordre de 100 milliards de dollars et actuellement la perte engendrée dépasse … les 6 milliards de dollars voire même plus ! Sous Volcker telle qu’elle a été édulcorée, ce type d’opérations de « macro-couverture » pourrait perdurer.
  • Le rapport Vickers : ce rapport britannique, du nom du président de la commission indépendante sur le secteur bancaire, n’entrerait en vigueur qu’en 2019. On voit, d’une certaine manière, que la régulation du secteur est encore une fois renvoyée aux calendes grecques ! Que dit ce rapport ? Il prône la filialisation de la banque de dépôts afin de la sanctuariser et de l’isoler de la banque à risque. Un des problèmes de Vickers, à mon sens ? C’est une véritable usine à gaz. En particulier, il ne respecte pas un principe, qui est, aujourd’hui, perdu de vue dans un certain nombre d’activités, et que l’on appelle la règle du «  Kiss : Keep it simple, stupid ! ». La règle Vickers ? Trop compliquée avec des zones de gris,  donc facile à contourner.

Deuxième problème de Vickers ? L’histoire économique nous montre qu’en 1929, une règle quasi-similaire existait aux Etats-Unis. 200 groupes bancaires y étaient organisés avec des filiales banques de dépôts, des filiales banques de marché et de courtage. Cela n’a pas empêché la crise de 29. Et c’est parce que le cloisonnement de ce Vickers "américain" avant l’heure n’a pas fonctionné que le sénateur Carter Glass a imposé la séparation totale de la banque de marché de la banque commerciale (ou banque de dépôts et de crédits).

Autre problème qui m’incite à me méfier de la règle Vickers ? Prenons le cas de la France où nous avons une forme de « Vickers à l’envers » chez nos mutualistes Crédit Agricole et BPCE. BPCE n’a pas pu laisser tomber sa filiale Natixis en 2008 et le Crédit Agricole a garanti sa filiale CACIB en 2011. Bref, quand les activités de marché restent dans le même groupe bancaire, il est illusoire de croire que le compartiment étanche fonctionne en cas de difficultés.

  • Le Glass-Steagall Act : c’est la séparation juridique complète de la banque de marché de celle qu’on appelle banque de dépôt et de crédit (ou banque commerciale). Cette règle a été en vigueur, de 1933 à 1999, aux Etats-Unis. D’aucuns disent que pendant cette période, il y a eu aussi des faillites de banques aux Etats-Unis. C’est vrai. Bien sûr, des banques ont fait faillite – à mon sens, une banque doit justement pouvoir faire faillite - au cours de cette période mais il n’y a pas eu de crise systémique pendant ces 66 années ! C’est cet aspect systémique des crises à répétition qu’il s’agit de remettre en cause. Et pour ce faire, il nous faudra impérativement s’attaquer à la taille des banques. En un mot au fameux " Too Big to Fail " (2B2F) !

Jusqu’à très récemment, ce discours sur la séparation totale des activités était complètement inaudible en Europe. Mais deux événements sont venus infléchir cette tendance. Il y a eu tout d’abord le scandale de la " baleine de Londres " cité plus haut. Puis, celui du Libor : le Liborgate. Ce dernier illustre, si besoin en était, le conflit d’intérêt qui résulte de l’existence de la banque de marché dans la banque universelle vis-à-vis des entreprises.

Le problème du Liborgate n’est pas tant le montant des prêts consentis sur cet indice mais celui des dérivés (swaps, caps, floors…) basés sur cet indice. Soit 450 000 milliards de dollars ! Le montant de la manipulation, ou disons-le tout net de la fraude, c’est deux points de base d’après les premiers éléments incriminant notamment Barclays. Deux points de base me direz-vous ce n’est rien ! Regardons les choses autrement : la manipulation ayant apparemment duré pendant cinq ans, deux points de base sur 450 trillions de dollars, ce sont 450 milliards de dollars d’enrichissements sans cause au détriment des entreprises et des plus petites contreparties bancaires ! Quelques exemples à titre de comparaison : les pertes avérées sur les subprimes ? 300 milliards de dollars. Les procès en responsabilité civile des fabricants de tabac américains à la fin des années 90 ? 200 milliards. C’est dire que 450 milliards de préjudice, c’est énorme – d’autant que, dans un but punitif, un jury populaire peut multiplier par trois ce montant aux Etats-Unis dans le cadre d’actions collectives (« class actions »)  !

Ce montant énorme comporte un risque systémique. D’où la nécessité de rapidement circonscrire l’incendie. Comment va se terminer le Liborgate ? Comme d’habitude je le crains. Une douzaine de traders, en majorité français apparemment, vont être condamnés et, pendant ce temps les dirigeants, président et directeur général, vont jurer leurs grands dieux qu’ils n’étaient pas au courant. Responsables souvent, coupables jamais, mais toujours prompts pour se faire octroyer des rémunérations démesurées, surtout depuis une dizaine d’années. Or, c’est bien parce les activités de marché de dérivés de taux cohabitaient avec les activités commerciales à l’intérieur de la banque universelle que cette manipulation des taux a pu prendre place ! On gagne tellement d’argent sur les dérivés que toutes les soi-disant digues d’autocontrôle cèdent et ce au détriment des entreprises, des déposants dans certains cas, des investisseurs etc.

France : une opinion publique favorable à la séparation

Quelle est la situation en France ? Je citerai tout d’abord deux sondages. Le premier, publié dans l’Agefi en décembre 2011, montre que 63 % (2 sur 3) des professionnels de la finance en France se déclarent en faveur d’un débat public sur la séparation entre banque de marché et banque de dépôts et de crédits. Dans le second, plus récent et plus large, juillet 2012, 84 % des Français s’expriment en faveur de la séparation des activités pour « mieux garantir les dépôts des épargnants et éviter de nouvelles crises financières et bancaires ».

Pour l’heure, ces souhaits démocratiques sont balayés d’un revers de main. Commençons tout d’abord par préciser la structure des banques françaises. En ce qui les concerne, on ne peut parler de banques universelles. Ce sont plutôt des banques conglomérales. Alors que dans un certain nombre d’activités, la tendance est au recentrage sur un, deux ou trois métiers, les banques françaises continuent à intervenir sur un grand nombre de métiers dont elles ne maîtrisent pas la complexité. Ce faisant, elles font prendre des risques colossaux non seulement pour l’activité et la collectivité mais aussi pour les actionnaires. La principale conséquence de cette prise de risques, c’est qu’elle perturbe le bon fonctionnement du financement de l’économie réelle à chaque crise.

Pour ma part, en tant qu’analyste financier indépendant, je défends le point de vue de l’actionnaire minoritaire qui, en l’espèce, et c’est assez exceptionnel !, rejoint l’intérêt général. Si l’on analyse les 10 premières pertes de banques européennes depuis la crise de 2008, on voit que 8 sur les 10 sont le fait de banques dites universelles : Fortis, RBS, UBS, Unicrédit … Plus précisément, sur 140 milliards d’euros de pertes, sur la période 2008-2011, les banques universelles en totalisent 110 milliards ! Soit 80 %. Pourtant le mythe de la banque universelle a la vie dure, surtout chez nous.

Dans l’étude réalisée par AlphaValue, société indépendante d’analyse financière qui couvre plus de 460 valeurs cotées en bourse, nous avons passé en revue 38 banques européennes cotées sur 13 pays. L’analyse sur cinq ans, de 2007 à mai 2012, des quatre premières banques françaises cotées montre que la destruction de valeur pour l’actionnaire, incluant chute de cours de bourse, dividendes encaissés et recapitalisation, est de 81 %. Ces quatre banques ont, en un mot, carbonisé près de 164 milliards d’euros. « Tout le monde a été touché » me dira-ton ? Mais non. Pas tout le monde. Et pas dans les mêmes proportions. Sur cette même période, la destruction de valeur des 29 banques commerciales européennes a été, à titre de comparaison, de 61 %.

 

 

 

 

 

 

 

D’où vient ce différentiel de 20 % ? Cette décote est, d’après notre analyse, liée à l’hypertrophie de leurs activités de marché et de leur réseau international trop étendu. La banque de marché à l’intérieur de la banque universelle déséquilibre le bilan des banques françaises et accroît leur problème de liquidité. Deux chiffres pour illustrer ce dernier : habituellement, on mesure la liquidité d’une banque par le ratio prêts/dépôts. Ce ratio est en France, pour les banques cotées, de 115 %. Dit autrement, à chaque fois qu’une banque collecte 100 euros de dépôts, elle " prête " à l’économie réelle 115 euros. Il lui manque donc 15 euros qu’elle va financer sur le marché interbancaire. Ce marché interbancaire peut connaître des crises de liquidités. Ce fut le cas par exemple l’été dernier avec le retrait des Sicav américaines. Or, dans le cas des banques françaises, aux 15 euros de déficit, qu’on peut considérer comme légitime et justifié pour financer l’économie, viennent s’ajouter en réalité, 60 euros du financement de leur portefeuille de trading ! Ce qui accroît le déséquilibre structurel de liquidité de ces banques puisqu’elles doivent trouver non pas 15 mais 75 euros sur le marché interbancaire. Bref, ce modèle français, soi-disant plus résilient, de banque conglomérale a multiplié par cinq le problème structurel de liquidité de nos banques en matière de ressources stables pour financer la vie de tous les jours. Et c’est toujours par une crise de liquidité, avant même qu’une crise de solvabilité soit avérée, qu’une banque « saute ». Comme par exemple, Dexia, qui avait des ratios de solvabilité bien supérieurs à ce qui était requis, et qui a été défaillante deux fois en l’espace de trois ans à cause de sa liquidité… Fin 2008, c’est l’Etat français qui s’est porté fort de ses banques à hauteur de 360 milliards d’euros pour ramener la confiance et éviter qu’elles ne soient balayées. Fin 2011, l’Etat français n’avait plus le moyen de le faire et c’est du coup la BCE, au travers de ses deux facilités de refinancement à trois ans « LTRO »), qui a secouru les banques françaises, troisième pays bénéficiaire du LTRO derrière les banques espagnoles et italiennes…

Les parties prenantes des banques

Cette situation est nocive non seulement pour l’actionnaire en terme de destruction de valeur mais aussi pour toutes les parties prenantes des banques. Elles sont au nombre de dix d’après notre recensement. La comparaison des trois options précédentes montre, sans détour, que le Glass-Steagall Act est la solution optimale pour toutes les parties prenantes, sauf une : les dirigeants et les traders.

 

 

 

 

 

 

L’intérêt général devrait, à mon sens, primer. Et si c’est le cas, on devrait aller vers la scission, c’est-à-dire vers un Glass-Steagall Act, la seule voie à même de réduire la taille du bilan des banques. Tels que programmés, ni Vickers, ni Volcker ne s’attaquent au cœur du problème : " Too Big to Fail " elles le sont, " Too Big to Fail " elles le resteront. [ndlr : après la tenue de cette conférence, la commission Liikanen a fait le 2 octobre des recommandations au niveau européen qui s’assimilent à l’option Vickers, mais on filialise les activités de marché au lieu de sanctuariser la banque de dépôts, plus d’autres points très importants comme la mise en place du ratio de levier et la remise en cause des modèles internes des grandes banques qui leur permettent d’être juges et parties pour déterminer les fameux nouveaux ratios de solvabilité dits de Bâle 3 qui, du coup, deviennent sources de méfiance et de défiance.]

Et pour finir, un mot sur l’Europe. On parle « d’union bancaire européenne » accompagnée d’une garantie européenne des dépôts. On ira, à mon sens, droit dans le mur si elle se fait sans une scission préalable des activités de banque casino. N’oublions pas que le Glass-Steagall a été institué, en 1933, comme la contrepartie politique à la garantie gouvernementale des dépôts. « Si vous voulez la garantie de la collectivité, il faut d’abord scinder la banque casino de la banque de dépôt ». Tel était le deal proposé aux banques par le gouvernement américain.

En tant que citoyen français, ai-je envie de devoir payer l’addition des bêtises (et je pèse mes mots !) de la Barclays en salle de marché. Et j’ai du mal à concevoir que les Allemands, psycho-rigides sur la solidarité des « Euro-Bonds », acceptent l’aléa moral derrière les « Euro-Banks », autrement dit qu’ils aient accepté de soutenir la SocGen dans le cas où les Américains auraient décidé de ne pas « sauver » AIG (qui était un énorme débiteur de la banque de la Défense en septembre 2008, à hauteur de 12 milliards de dollars) ?

Christophe Nijdam

Analyste Secteur bancaire du bureau de recherche indépendante AlphaValue qui a reçu le prix Extel Thomson Reuters 2012 de la meilleure recherche indépendante

Verbatim réalisé par Meriem Sidhoum Delahaye

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires

Bravo pour cette tribune dont la clarté, la pédagogie et le courage honorent au passage le Club des Vigilants !

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