Retraites – La réforme vue des antipodes

Comparer les systèmes de retraite australien et français serait provocateur dans le contexte actuel : les Australiens ont adopté, en 2014, sans trop de remous, le passage de 65 ans à 70 ans d’ici 2035. On est malgré tout tenté d’observer les choses depuis la lointaine Australie tant la distance, si elle prive de la participation immédiate aux débats, offre à l’observateur un regard un peu décalé où permanences et ruptures se distinguent davantage.

La retraite est une préoccupation pour les Australiens comme elle l’est partout dans le monde. Le signe de cette préoccupation est que votre série télévisée est interrompue toutes les quinze minutes par une publicité vantant un super quelque chose (superannuation) puisque c’est un système par capitalisation. En voit en ce moment une jeune femme s’émerveiller que la petite graine qu’elle tient dans sa main – on passe en plan large – donne naissance au chêne majestueux qui se trouve derrière elle. La métaphore mérite d’être filée parce que la beauté et la majesté des arbres impressionne ici le voyageur ; elle est due à la quantité d’énergie solaire que reçoit le territoire australien. C’est davantage d’énergie humaine dont il est question pour garantir les retraites et on ne peut qu’être frappé par l’image de dépression qui émerge de cette séquence en France. A la fois l’altération de la pensée que provoque, comme toute maladie, la dépression quand la peur de passer du travail à l’EPHAD, voire directement au cimetière, à … 64 ans devient virale. Dépression aussi car se projeter dans un surcroit d’activité semble impossible dans un contexte toujours évoqué comme déprimé et sans perspective d’amélioration.

La deuxième caractéristique, abondamment commentée, est la mobilisation inédite, ou perçue comme telle, des « sous-préfectures ». Ce qui surprend, c’est que leur mobilisation surprenne. Il s’agit des territoires non métropolitains, rarement visibles dans les grandes luttes puisque sans grands bataillons industriels, mais dont les PME et les ETI furent très lourdement impactées par les vingt années de désindustrialisation accélérée (1995-2015) dont Nicolas Dufourcq a recueilli les témoignages et fait la synthèse dans un ouvrage passionnant[1]. Ce qui frappe à la lecture de Dufourcq c’est la force de la valeur travail dans ce monde local et donc le désarroi d’être privé de son industrie. Les responsabilités sont parfois dites avec véhémence mais toujours finement analysées et la complexité du phénomène multi causal qu’est la désindustrialisation n’est pas occultée. On perçoit malgré tout une gigantesque défiance contre des élites qui, subjuguées par le marketing des grands cabinets de conseils et des grands groupes (un pays de fabless companies), s’unirent pour défendre la valeur actionnaire et se montrèrent incapables de concevoir un nouveau pacte productif, alors même que l’entrée de la Chine dans l’OMC et une Europe élargie aux pays de l’Est avides d’activité changeaient radicalement la donne. On est aujourd’hui frappé par la résonance de ce proche passé, comme si les manifestants des « sous-préfectures » posaient une question candide : au fait, comment marche la retraite à 64 ans sans les usines ?

La troisième chose frappante est la dynamique persistance-rejet de notre culture technocratique. La technocratie a fait de grandes choses pour équiper la France et sa qualité technique n’est pas en cause. Mais elle est, indissolublement, liée à un principe qui politiquement est délicat : les problèmes sont trop complexes pour être discutés avec ceux qu’ils concernent. De loin, on est frappé à quel point la réforme du gouvernement, peu expliquée, fait l’objet d’un rejet dont l’expression renvoie à l’exécration de la domination ressentie dans un univers technocratique. Si c’est le cas, l’utilisation de la petite sœur institutionnelle de la technocratie que la Ve République a pudiquement appelée parlementarisme rationalisé (ordonnances et autre 49.3) sera dévastatrice. On ressent d’autant plus cet aspect que l’Australie est un pays dont la culture technocratique est limitée (parfois pour son malheur : on commande des sous-marins diesels alors qu’il faut du nucléaire) et surtout un pays où la participation de tous aux décisions communes est au cœur du pacte social.

Les Australiens seraient aussi outrés de l’incapacité du débat parlementaire dont on vient d’avoir la démonstration. Le parlementarisme est ici sacré et, par conséquent, la radicalité n’est pas admise. Français, on est moins pris au dépourvu mais il est certain que l’irruption des députés LFI qui, littéralement, vont gueuler dans l’hémicycle est une des choses que l’on retiendra de cette séquence. Notre culture politique, issue de la révolution, a fait de la radicalité une pratique autorisée afin de préserver l’unité nationale[2]. On tolère ainsi de voir un député le pied posé sur l’effigie de la tête coupée de son adversaire. Longtemps le « vote des sous-préfectures » a tenu les radicaux à l’écart de la représentation nationale, leur laissant la rue et les espaces symboliques, et assurant au pouvoir exécutif des majorités rarement rétives à ses projets technocratiques. Tout cela a explosé et la radicalité prend désormais la place à laquelle elle aspire : l’annihilation des consensus existants pour provoquer un renouvellement dont elle est incapable de préciser le sens et encore moins les modalités.

L’irruption de cette radicalité ne fait que souligner une contradiction qui semble en ce moment insurmontable notre système de répartition et de solidarité entre les générations a pour condition sine qua non une capacité importante à faire des choix collectifs et donc à bâtir des consensus. Consensus d’autant plus compliqués à obtenir que le système de retraite est criblé de situations particulières et d’exceptions ingérables à l’échelle universelle. Vu de loin « l’éléphant dans la pièce » parait davantage être un gigantesque problème de gouvernance que les questions liées à l’équilibre du régime des retraites.

A longueur de manifestations, les Français semblent ainsi instruire le procès d’une élite parisienne qui a laissé faire la désindustrialisation, permis aux inégalité de galoper ou encore laissé s’effondrer un système de santé sur lequel ils comptaient pour leurs vieux jours et qui prétend maintenant leur dicter une réforme dont ils ne comprennent pas le sens, et encore moins des détails que plus personne ne semble capable d’expliquer.

Il n’est pas besoin d’être à 17,000 km de la France pour voir que l’on est face à un fiasco politique d’une rare ampleur et que Macron, en activant un tel cocktail de défiance, vient de considérablement élargir le boulevard qu’empruntera le Rassemblement National vers l’élection présidentielle de 2027.

 


[1] Nicolas Dufourcq, La désindustrialisation en France, 1995-2015, Odile Jacob, 2022

[2] Sur ce sujet on pense évidemment aux magnifiques synthèses de René Rémond, notamment La vie politique en France,

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