En 1943, mes parents et moi vivions à Treignac, un bourg corrèzien où nous avions loué une petite maison au bout de la Grand rue. Tout était paisible … jusqu’à la nuit où des camions arrivent bourrés de soldats allemands. Ils appartiennent à la division « Das Reich » et sont chargés d’une mission « punitive » : ils doivent, par tous les moyens, « nettoyer » la région des maquisards et sympathisants.
Dès le matin, ils font battre tambour pour que les hommes du village se réunissent sur la Grand place. Certains ne reviendront jamais, en particulier quelques Juifs qui ont la naïveté de se rendre à l’appel alors qu’ils n’ont même pas de faux papiers.
Papa n’a pas cette naïveté. Il ferme la maison et interdit à maman et moi de mettre le nez dehors. Mais je suis un sale gosse ! Je n’ai jamais vu de soldat allemand et ai envie d’en voir. Hypocrite, je dis à Papa que je veux seulement chercher du pain chez le boulanger au coin de la rue. Par faiblesse ou confiance mal placée, il accepte. Par prudence ou, au contraire, par inconscience, Maman dit : « Je l’accompagne ».
Nous voici donc devant la boulangerie. Cent mètre plus loin, il y a la Grand place pleine d’Allemands. Ce serait amusant d’aller voir ! Au lieu de me donner une gifle bien méritée, Maman hésite et finit par lâcher un stupide « d’accord mais on ne s’arrête pas ! ».
Sur la place, il y a tellement d’Allemands que Maman n’a certes pas envie de s’arrêter. Elle prend ma main, la serre dans la sienne et presse le pas. Trop tard ! Un sous-officier nous hèle. Sans doute a-t-il remarqué que Maman, dans sa veste trois quarts avec un col de fourrure, ne fait pas vraiment villageoise. « Sprechen sie Deutsch ? » aboie-t-il. Maman répond : « Non ». Erreur ! Le bougre pense que cette fausse villageoise comprend l’allemand, qu’elle le nie et donc qu’il y a du louche. Il fait signe à deux soldats. Ceux-ci quittent leur poste de garde et s’approchent. Les portes de l’enfer risquent de s’ouvrir dans quelques secondes. Seul un miracle peut nous sauver.
Et le miracle se produit ! Un officier se trouve à quelques mètres. Il a observé la scène, arrive et demande ce qui se passe. Le sous-officier s’explique dans un allemand haché. Un mot frappe mes oreilles : selon lui, nous sommes des « Juden ». L’officier regarde Maman et, de façon (volontairement ?) inexpressive, lance une bouée de sauvetage sous forme de question : « Êtes-vous juive ? ». Bien sûr, Maman répond « Non ». « Alors, tonne l’officier, rentrez chez vous, schnell ».
A cet inconnu, nous devons la vie. Qui était-il ? Que faisait-il dans une division « punitive » ? A-t-il sauvé d’autres personnes ou avons-nous été une exception ? Qu’est-il devenu ? Je me suis interrogé, j’ai forgé mille hypothèses tenant compte de son maintien, de sa démarche, de son regard, de sa voix lorsqu’il avait parlé français. Encore aujourd’hui, j’espère qu’il a pu survivre à la guerre et devenir un civil heureux. Merci à lui.
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